Célébration
de deux femmes typographes
Mrs Eaves, c’est à la fois le nom de l’amante de John Baskerville et celui d’une magnifique police de caractères dessinée en 1996 par Zuzana Licko. L’une et l’autre méritent d’être célébrées.
Novembre 1999
Composition en Mrs Eaves. Format : 14,85 × 21
Sarah Eaves
Sarah
Eaves (née Ruston) avait seize ans en 1724 lorsqu’elle s’est mariée
avec Richard Eaves. Celui-ci lui a fait cinq enfants (dont un est mort
en bas âge) puis l’a abandonnée en 1743, quittant Birmimgham où il
semble avoir été poursuivi pour escroquerie.
Elle
a été recueillie, avec ses enfants, par John Baskerville (qui vivait
alors à Easy Hill, un riche quartier de Birmingham) aux alentours de
1748, et il faut croire que ces deux-là s’aimaient… car, non content
d’accueillir chez lui cette femme mariée, déjà âgée (selon les
critères de l’époque) et chargée de famille, il a vécu maritalement
avec elle, ouvertement et aux yeux de tous, la faisant son associée
dans l’imprimerie qu’il possédait.
Le
scandale social a été considérable : cette conduite était
tellement opposée aux conventions et à la morale bourgeoise et
hypocrite du XVIIIe siècle
qu’il semble qu’elle ait lourdement pesé sur les affaires de John
Baskerville et failli ruiner son imprimerie.
Richard
Eaves (le mari légitime de Sarah) est revenu vivre les deux dernières
années de sa vie à Birmingham, semble-t-il sans chercher à revoir sa
femme. — Il faut cependant noter que Sarah Eaves a conservé comme nom
de famille le nom de son premier époux (et de ses enfants), même après
son mariage avec John Baskerville. Richard Eaves est mort en 1764 et a
été enterré le 7 mai de cette même année. Moins d’un mois plus
tard, le 4 juin, John Baskerville et Sarah Eaves légitimaient
leur union…
On ne possède pas de portrait de Sarah Eaves, mais on peut voir ici la dédicace que John Baskerville a fait composer pour elle sur la Bible qu’il lui a offerte à l’occasion de leur mariage.
Cette
Bible appartient actuellement au fonds Baskerville de l’université
de Birmingham.
Après
la mort de John Baskerville, Sarah Eaves a continué à diriger
l’imprimerie, poursuivant les travaux en cours et éditant des ouvrages
généralement fort appréciées du public. C’est elle qui, à la
liquidation de l’atelier, en 1785, a vendu les matrices du caractère
Baskerville à Beaumarchais, qui voulait les employer pour l’édition
des œuvres complètes de Voltaire
[1].
Le
Mrs Eaves de Zuzana Licko
C’est
en hommage à cette grande dame que la non moins grande Zuzana
Licko — cofondatrice d’Emigre
et créatrice, entre autres, de Matrix (1986), de Variex
(1988, avec Rudy VanderLans), de Triplex (1989), de Quartet
(1992), de Dogma (1994), de Whirligig (1994), de Tarzana
(1998) — a nommé sa réinterprétation du Baskerville : Mrs
Eaves (1996).
Zuzana
Licko s’est longuement expliquée
sur le sens de cette réinterprétation moderne du Baskerville, et on ne
peut que renvoyer à ses commentaires. On lira aussi avec intérêt le débat
qu’elle a eu avec un Mr Eaves contemporain (dont la femme,
Mrs Eaves !, est typographe…), à propos des guillemets
anglais ouvrants de sa police.
Étrangement, Zuzana
Licko voit dans sa police un prototype de police de labeur, alors
qu’elle m’apparaît plutôt comme une police d’annonce, de titrage, de
publicité, de divertissement. Sa chasse relativement importante, ses
contre-poinçons ouverts, la différence d’œil importante entre les
capitales et les bas-de-casse lui confèrent un charme indéniable, un
très grand impact, et une grande efficacité pour les textes courts.
Enfin,
Mrs Eaves est pourvue d’une riche collection de ligatures
ornementales, avec lesquelles on peut jouer. Destinée plus
particulièrement à l’anglais (comme on le voit dans la prolifération
des ligatures en « T »), cette collection incite à la
création et à l’enrichissement de la police.
C’est
ce que j’ai voulu faire dans le tract publicitaire présenté ici :
toutes les ligatures du titre (« NT », « NE »,
« oc », « ph ») sont de mon cru, comme en rappel
ironique du très beau mais très sérieux Baskerville employé pour
l’ouvrage promu. On appréciera mieux, je pense, la force et la
subtilité du caractère en téléchargeant
son PDF.
Il
me faut préciser que ce jeu graphique avec les lettres — souligné par
les pavés de texte, les variations de force de corps et les
ornementations — n’a pas été vraiment du goût des « éditeurs
scientifiques » du Continent
apocryphe… L’ont-ils trouvé peu compatible avec la gravité
requise pour la promotion d’un ouvrage universitaire ? Je m’en
console en me souvenant que Jean-Claude Picard, l’auteur du livre,
pourfendait volontiers le « sérieux » académique des
entreprises trop « savantes ». Et en espérant qu’il aurait
adoré ce petit travail, s’il lui avait été donné de le voir.
[1] Je dois la plupart de ces informations au site généalogique consacré aux Eaves de par le monde.
Lire la première partie : « Baskerville en temps »
et sa suite : « Baskerville en son œuvre »
Lire la deuxième partie : « Un gris beau comme l’azur »
Retour au sommaire :