À
propos du Continent apocryphe,
de Jean-Claude Picard [1]
« Un livre
réellement beau ne doit rien avoir
de nouveau extérieurement, il doit tout simplement
être parfait. (…) Dans le livre même, l’oubli de soi
est le devoir suprême du maquettiste responsable.
Il n’est pas le maître du texte, mais son serviteur. »
Jan TSCHICHOLD
[2].
Jean-Claude
Picard était un grand savant, inlassable arpenteur de ce qu’il nommait
« le continent apocryphe » : cet archipel de textes, ce
conservatoire et ce laboratoire des imaginaires, des récits et des
mythes du judaïsme et du christianisme. Jean-Claude était aussi un
ami, dont la mémoire m’est chère.
Lorsqu’en
1999 il me fut proposé de mettre en pages un recueil de ses principaux
textes, aux Éditions
Brepols, c’est tout naturellement que j’ai pensé au
très voltairien Baskerville pour servir de parure à sa pensée
mobile et toujours en éveil. J’avais carte blanche pour la maquette, à
l’exception du format qui m’était imposé (15,5 × 24,5) et du
volume final de l’ouvrage qui ne devait pas excéder 400 pages
(condition assortie d’une incertitude préalable sur le nombre total de
signes à composer, ce qui ne rend pas facile, on s’en doute, d’établir
une maquette…)
Octobre 1999
Composition en Baskerville Monotype, corps 10,5.
Format : 15,5 × 24,5
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sommaire et de l'avant-propos (PDF)
L’empagement
retenu est le Canon
des ateliers (version « normale », pas version
« miséreuse »). J’en ai essayé d’autres, plus luxueux (basés
sur le Nombre d’or, par exemple) : ça n’allait pas. Personne
n’attend de ce genre d’ouvrage de haute érudition qu’il ait des marges
énormes : au contraire, je crois que ça le dévaloriserait.
Du
résultat final, on pourra en juger ici. La première édition (papier)
n’étant pas épuisée, on peut aussi acheter le livre — ce que je ne
peux que recommander non seulement aux lecteurs férus d’histoire des
religions et d’anthropologie, mais à toute personne désireuse de se
confronter à un travail novateur, riche, profond et rigoureux à la
fois [3].
Extrait du Continent apocryphe, réduction à 50 %
En
Baskerville, donc, et dans sa version Monotype, que je considère
comme la plus fidèle disponible sur le marché. Voici un comparatif
(s’ouvrant dans une nouvelle fenêtre) de la création de John
Baskerville et de trois versions numérisées : Berthold, ITC
et Monotype.
Le
Baskerville de Monotype est de surcroît très complet, avec son
jeu de petites capitales et de chiffres en exposants (pour les
appels de notes), de ligatures ornementales, etc. Elle m’a
pourtant causé bien des soucis, cette police, avec ses capitales
lourdes et grasses (mais qui participent au charme et au rythme
presque dansant des pages), et surtout avec sa métrique
et ses approches absurdes (au point qu’il s’est vendu,
paraît-il, des AFM rectificatifs…)
L’étude
du gris (force de corps, interlignage, paramètres de césure et
de justification) m’a pris une semaine…
Non
pas une semaine à plein temps, mais quelques heures par jour, ce
qui permet à l’œil, maître exigeant mais qui se fatigue vite, de
se reposer un peu. Je sais bien que dans des conditions normales
de production, on a rarement le temps de pousser l’étude du gris
aussi loin. Cela en vaut pourtant la peine, puisque c’est autant
de gagné (outre la qualité du travail) sur le temps de
composition : lignes « lavées » ou trop noires,
lézardes et fausses coupes (ou césures trop nombreuses) sont
nettement minimisées par des paramétrages corrects.
Pour les
amateurs, voici les paramètres de C&J utilisés, pour un
corps 10,5 interligné 11,8 :
Espace minimal : 88 %, optimal : 90 %,
maximal : 105 %
Interlettrage minimal : –3 %, optimal : 0 %,
maximal 5 %
Césure des mots de sept lettres et plus, minimum de quatre lettres
avant la césure et de trois lettres après.
Les C&J des notes ont été travaillés séparément.
Et
au final, j’ai le sentiment d’avoir restitué au moins une
vérité du Baskerville (mais pas sa vérité, projet qui serait
ridicule de grandiloquence). La force de corps et l’interlignage assez
faibles génèrent un gris très dense — au demeurant rendu possible par
le dessin léger, presque pâle, du Baskerville : avec une police
plus dense, les pages en auraient été rendues illisibles. Un gris qui
prend le lecteur par la main et le mène, s’il veut bien se laisser
conduire, de façon obligée jusqu’au bout de sa lecture.
Le
reste de cette semaine préparatoire a été consacré à la mise au point
(dans Fontographer) d’un Baskerville demi-gras romain et italique, par
interpolation entre les polices maigres et grasses puis travail du
dessin des lettres : le gras standard était vraiment trop gras et
risquait de « déchirer » les pages lors de son emploi pour
les intertitres. J’ai également travaillé sur la police grecque (voir
plus bas).
J’ai
aussi rectifié quelques approches par paires, mais je n’ai pas touché
à la métrique générale : ses déséquilibres les plus flagrants (et
dont le charme, au demeurant, est indéniable) sont compensés par les
C&J. Il aura pourtant fallu que je réduise (dans XPress) la
valeur de l’espace à 90 %… J’ai également rectifié les accents
des grandes capitales (pour les raisons décrites sur ce site, à propos
d’Hermès
dévoilé).
Puis
j’ai commencé le montage des pages, le coulage du texte dans les
colonnes : la composition proprement dite.
Le
résultat pour cet ouvrage, c’est (je l’espère) un gris homogène et
« beau comme l’azur ».
S’il
m’est impossible, dans le cadre de cette page déjà trop longue, de
détailler la multitude des choix micro-typographiques et
orthotypographiques que j’ai été amené à faire (en particulier le
travail sur la micro-typographie des références scripturaires), je
voudrais néanmoins revenir sur le problème des citations en grec.
Les
passages en caractères non-latins sont un des cauchemars du
typographe, car ils génèrent des ruptures de gris, des trous ou des
taches sombres qui gênent ou arrêtent la lecture.
Pour
y pallier, j’ai choisi une police dont le dessin puisse s’harmoniser
avec le Baskerville Monotype : le Baskerville grec d’ITC, seul
aisément disponible sur le marché. Non que cette police soit
belle ; elle est même assez laide, et je ne l’aurais sans doute
pas employée si j’avais eu de longs passages en grec, ou une édition
de texte courant sur plusieurs pages… mais pour de brèves citations,
elle me convenait parfaitement.
À
vrai dire, j’ai été obligé de réduire la police à 95 % (dans
Fontographer), puis de l’étroitiser légèrement (dans XPress), afin
que la hauteur d’œil et la graisse des lettres se fondent
totalement, harmonieusement, dans le flot de texte. Par endroits,
j’ai également légèrement réduit l’approche entre lettres…
La
perfection est impossible dans ce domaine (une lettre grecque ne
ressemblera jamais à une lettre latine…) mais je crois avoir fait en
sorte que ces citations ne dérangent ni le lecteur hellénisant (qui
passe naturellement d’un système d’écriture et de langue à l’autre,
sans s’en apercevoir) ni le non-hellénisant (dont l’œil
« saute » simplement au-dessus du si discret bloc de texte
grec, sans s’y arrêter.)
On
notera que John Baskerville n’a pas dessiné de police grecque qui
soit harmonisée avec un jeu de caractères latins, mais (selon la
coutume de l’époque) un caractère grec italique évoquant de loin une
scripte.
Extrait de
la Bible grecque d’Oxford, composée par John Baskerville en 1763
[1]
Jean-Claude PICARD,
Le Continent apocryphe, Éditions Brepols, Turnhout, 1999.
[2] Jan TSCHICHOLD,
Livre et Typographie, Éditions Allia, Paris, 1994.
[3] Je remercie
l’éditeur et la famille de J.-C. Picard de m’avoir permis de
reproduire ce texte.
Lire la troisième partie : « Hommage aux Mrs Eaves »
Lire la première partie : « Baskerville en temps »
et sa suite : « Baskerville en son œuvre »
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