Le
centrage d’une ligne est parfois une affaire plus compliquée qu’il n’y
paraît. Dans la plupart de nos logiciels (en tout cas dans XPress), le
centrage se fait en tenant compte de la chasse de la ligne entière,
lettres et ponctuation confondues, sans pouvoir en exclure des
éléments.
Problème :
lorsqu’une ligne commence ou se termine par une référence qui ne fait
pas partie du texte proprement dit, ou bien comporte à droite ou à
gauche des signes de ponctuation, il se produit parfois un effet très
gênant : la ligne est centrée dans la colonne (comme ses
congénères d’au-dessus et d’en-dessous), mais elle semble optiquement
décentrée.
Voyons
ce qui se passe avec le texte de Jean-Pierre Lacroux (page
Web précédente). Il comporte ici et là quelques signes
malencontreux, lesquels risquent de bousculer le centrage.
Exemple à partir de trois lignes de ce texte
Sans la ponctuation finale, on obtiendrait un centrage parfait :
Mais
quelques signes changent tout :
ils décalent la dernière ligne vers la gauche :
Pour obtenir ce résultat, optiquement acceptable :
…
il faut compenser les signes « indésirables » soit avec une
tabulation, soit en introduisant de façon symétrique des caractères
invisibles (en bleu dans l’exemple ci-dessous) qui viendront tromper
la vigilance obstinée du logiciel :
Le
travail n’était pas réellement terminé : la ligne du milieu de
ce groupe de trois lignes présentait par rapport à la ligne
d’au-dessus un petit décalage à gauche et à droite qui faisait… bizarre.
Sa chasse a donc été rectifiée, afin que les deux premières lignes
du groupe soient parfaitement justifiées.
On
se pose des problèmes très saugrenues, n’est-ce pas ? C’est
que la typographie est un art de l’illusion et des équilibres
précaires. Et très probablement un métier un peu étrange, où l’on
passe son temps à résoudre des questions que personne ne se pose
jamais.
Car
le réglage d’une page, d’un texte, est fait de l’ensemble de ces
minuscules détails. Chaque page repose sur le respect d’usages que
le lecteur perçoit intuitivement, mais qu’il ne
« connaît » pas vraiment et serait bien en peine
d’expliciter.
Ce
n’est pas le métier du lecteur, mais le nôtre, d’honorer le
contrat implicite qui nous lie à lui… Crucial dans des disciplines
où le moindre aspect graphique et typographique peut totalement
changer la signification d’un texte (qu’on pense à la typographie
des mathématiques et des sciences en général), ce contrat reste
vrai partout ailleurs.
Note
aux grincheux : je sais… Il y a la nécessaire transgression,
le bousculement des usages, les révolutions. Mais tout le monde
n’est pas un révolutionnaire talentueux ; et puis pour
transgresser, il faut commencer par connaître ce que l’on
transgresse.
« Le
luxe, disait Mlle Chanel, c’est rendre beau même ce qui ne se voit
pas. » En typographie, il ne s’agit pas de luxe, mais d’une
nécessité qui devrait demeurer intangible.
Note
aux réalistes : faites ce que je dis, mais ne faites pas ce
que je fais. Il va de soi que dans la vie de tous les jours, dans
la vraie vie, nos
employeurs-ou-clients-chéris-d’amour-qui-nous-payent-(mal)-et-à-qui-on-obéit
ne nous laissent pas tellement de temps pour travailler ainsi
— alors on fait comme on peut : on bricole, on bricole…
Quoique travailler comme il faut ne serait pas tellement
plus long que saboter le boulot. Mais allez leur expliquer
ça !
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