Septembre-octobre 1998
Composition en Fenice, corps 12
Format : 20 × 16,66
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Prolégomènes
Vers
le 20 mars 1998, j’ai lancé sur la liste de diffusion Typographie
l’idée de discuter d’une possible mise en pages des Chants de
Maldoror, d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont : poème
en prose, texte sublime, dément, maléfique
[1].
Ce livre, si difficile et en même temps si nécessaire, me semblait
poser des problèmes spécifiques sur lesquels je voulais avoir l’avis
de l’auguste aréopage…
Des
débats qui ont suivi est né le travail que l’on peut consulter ici.
Travail de typographe à destination de typographes, c’est, d’une
certaine façon, une sotie. Je considère pourtant qu’il s’agit
d’une interprétation achevée, lisible par tous, qui sert le texte et
le révèle (ce qui est le but de toute mise en pages). Le simple jeu
formel s’est transformé en vrai travail de composition de labeur,
composition suffisamment effacée pour ne pas se laisser voir (tout en
œuvrant sourdement pour que le texte fonctionne), qui rend les Chants
tout simplement visibles, supportables/insupportables, fluides,
presque évidents.
C’est
pourquoi les explications qui suivent sont, dans une certaine mesure,
superfétatoires. Ceux qui s’intéressent à la typographie, au processus
de « création », trouveront cependant peut-être quelque
intérêt, et quelque plaisir, à les lire. C’est pourquoi je me suis
décidé à mettre en ligne ces notes, destinées dans leur première
mouture à la seule liste Typographie.
Au commencement était le débat
On
trouvera trace des débats de la liste Typographie à propos de Maldoror
sur ce site (y sont
rassemblés tous les e-mails ayant Maldoror dans le champ
« Subject » [2]),
ou dans ses
archives. Je considère qu’ils ont été véritablement fondateurs de
cette interprétation typographique, ce qui fait de cette mise en pages,
à bien des égards, une œuvre collective (même si, bien entendu, j’en
assume tous les choix).
Des
diverses réponses obtenues, j’avais été surtout impressionné par les
idées de Thierry Bouche et d’Olivier Randier. De Thierry :
retrouver l’esprit de l’édition populaire (feuilletonesque) du siècle
dernier, et faire des pages noires, sales, qui collent aux doigts. Et
d’Olivier, la suggestion de faire tout à l’envers (empagement aberrant,
espaces très lâches — trop larges ou trop serrées selon les lignes —,
etc.), qui m’a été d’un secours essentiel pour réaliser mon programme.
L’idée,
émise sur la liste, d’utiliser Fenice était géniale : cette police
est anguleuse, noire à souhait, remplie de contrastes qui font mal,
aussi bien horizontaux que verticaux, et son dessin rappelle un peu les
journaux quotidiens fin-de-siècle ; c’est, dans son genre, un
monstre, l’habit d’obscurité parfait pour le Maître de la Douleur.
[NB : cette réinterprétation hyper-audacieuse (tendancieuse ?)
des didones est due à Aldo Novarese, qui l’a dessinée en 1977, et vendue
en 1980 à ITC (source : Adobe) : cet homme est décidément doué
pour les, heu…, les… Bon, je ne veux pas me fâcher avec un éventuel
admirateur du grand typographe !]
On
remarquera que Fenice ne fait aucune concession à la
« joliesse » du dessin : elle n’a même pas de ligatures
ornementales, elle est une ornementation en soi, fleur vénéneuse et
absurde de la typographie. J’ai aussi été tenté, un moment, d’employer
Tiffany. Mais bon : trop c’est trop et j’ai renoncé à cette
impasse.
Intermède
Le
chantier a été provisoirement mis de côté dans les tout premiers jours
d’avril : je me battais, en ces temps-là et dans la « vraie
vie », pour échapper aux pièges mortifères d’une sorte
d’équivalent femelle du héros des Chants : une certaine
Malfaisante Maldoror (MM sont les authentiques initiales de cette
personne ! ça ne s’invente pas…), laquelle a finalement entraîné
d’autres que moi dans son Monstrueux royaume du Mal personnel.
Mais
dès le début de juillet, le projet s’est remis à mûrir dans ma tête,
doucement, tranquillement.
Et
c’est vers le 20 septembre que j’ai finalement annoncé à la liste
de diffusion qu’une première version, acceptable, des Chants
était disponible.
L’empagement
Au
cœur de l’été, j’en étais arrivé aux conclusions suivantes : il
s’agit d’obliger à lire un texte par nature illisible, mais
aussi d’arrêter le lecteur par la gêne physiquement ressentie
devant la mise en pages, le tout en le forçant à poursuivre la
lecture. Et aussi de restituer l’aspect épique, lyrique, du poème,
tout en soulignant son côté malsain, cliniquement malade et fou. De
faire à la fois de la typographie invisible (purement fonctionnelle)
et visible (totalement expressive). Vaste ambition (« Je te
salue, vieil océan » ! — Chant 1).
J’ai
travaillé assez distraitement là-dessus dans le cours du mois d’août,
en pliant des papiers au hasard, en dessinant des colonnes, en partant
du nombre d’Or, du A4, du carré, du n’importe quoi. Échec.
Progressivement,
je parvenais pourtant à un format allongé. Impossible d’en
sortir ! Comme un livre pour enfants, comme un livre aux lignes
trop longues, lesquelles peuvent aussi bien rebuter que permettre
qu’on s’y installe : qui acceptera un voyage au long cours en
compagnie du Monstre ? Il faut croire, cependant, que j’ai trop
l’habitude des formats verticaux, parce que j’ai tenté un moment de
diviser mon empagement horizontal en deux colonnes : mais c’était
trop « joli », un peu mièvre (comme on me l’a d’ailleurs
signalé sans ménagements !), alors j’ai renoncé.
Quand
je m’y suis vraiment remis, à la mi-septembre, ça a été pour
m’apercevoir que j’étais coincé par ce que je croyais être un
prérequis : canoniquement, on détermine l’empagement à partir du
format de page. Mais Olivier ne m’avait-il pas suggéré de faire tout
à l’envers ? J’ai alors repris le collier en déterminant d’abord
l’empagement, et ensuite la page, le support matériel du
texte.
Donc,
prendre un multiple de 1,666, parce que 666 est le chiffre de la Bête
(logique, non ? :-)) et puis la proportion tombe à un poil
près dans la série de Fibonacci : le risque d’erreur est faible.
Comme je ne suis pas doué en calcul mental, j’ai démarré sur
10 cm de hauteur :
L × h = 16,66 × 10.
Remplissage
de la colonne avec un bout de texte, en Fenice Reg. Oui, ça
fonctionne !
Et
pour la page ? J’ai tâtonné un peu, pour finir par tomber sur une
formule permettant au lecteur d’être inconsciemment troublé, et de
passer son temps à chercher, où, nom de Dieu, il peut bien y avoir un
carré dans cette page allongée ! (Bref, il s’agissait de
déstabiliser le lecteur, qui serait ainsi contraint de tourner les
pages, captivé par ma ruse ;-)). Il me fallait aussi atténuer le
sentiment de statisme induit par le format à l’italienne. Après deux
ou trois tentatives, j’ai conservé la largeur de colonne comme hauteur
de page (voilà le carré !), et j’ai cassé la proportion pour la
largeur, en multipliant par deux. Donc :
L × h = 20 × 16,66.
J’ai
posé la colonne au pif dans la page, ne me fiant qu’à mon œil et à
l’intuition de ma main. Le centrage horizontal s’est imposé du premier
coup : c’était la seule solution, je suppose. La position
verticale a été plus baladeuse, surtout à cause de ce fichu folio que
je ne savais pas où mettre. Et puis, finalement, tout a fini par
trouver sa place.
Le gris typographique
Et
le texte, dans tout ça ? Et le gris typo ? C’est
l’essentiel, non ? J’y travaillais, en même temps.
La
force de corps du texte n’a jamais varié : c’est du 12, division
d’or de la typographie. L’énorme et écrasant chiffre romain au débat
de chaque Chant a toujours été là, dans son immuable corps 48 :
il est si lourd, surtout suivi par cette ligne de « faux
titre » en gras (qui appartient au texte, que je ne voulais pas
enlever) qu’on est presque content de tourner la page ; la suite
en paraît presque légère…
Je
voulais densifier les pages, les maculer de noir. Cela a été obtenu
par un interlettrage négatif invariable (c’est-à-dire que XPress n’a
pas le droit de le modifier pour ses calculs de justification). Dans
les travaux préparatoires, j’ai longuement fait bouger cette valeur,
avec des essais allant de 0 % à –8 %, avant de me fixer
définitivement sur –5 %.
Mais
il fallait encore augmenter le malaise de lecture, son inconfort. Cela
pouvait être obtenu par un interlignage neutre ou négatif. J’étais
parti d’un interlignage de 11, mais la lecture était vraiment trop
difficile. Finalement, je suis arrivé à 11,85, valeur qui me permet de
rentrer à peu près pile dans ma colonne de 10 cm de haut. Comme
les jambages du Fenice sont très courts, les lignes ne se rentrent
jamais dedans, sauf pour les (rares) capitales accentuées, qui
heurtent parfois un « g » ou un « p », et alors il
faut un peu bricoler au montage, mais ça ne m’a pas paru trop
contraignant.
Enfin,
j’ai suivi la leçon d’Olivier Randier pour les espaces, afin de
souligner l’aspect déjanté du poème, mais aussi de lui donner un
rythme, d’en souligner la scansion.
Après
de longs essais (j’y reviens plus bas), mes fines sont scandaleusement
et volontairement larges (100 % de la valeur du demi-cadratin !), et
les espaces proprement dites varient de 30 % de leur valeur théorique
au minimum (soit la largeur classique de la fine) à 500 % au maximum,
l’optimum étant de 150 %. Oui, je sais, c’est gonflé et très risqué,
mais Maldoror l’est aussi, donc…
Chaque
ligne est évidemment blanchie dans les intermots au hasard de la
justification calculée par XPress : avec de tels paramètres, certaines
lignes sont exagérément serrées, d’autres très lâches, et le gris
n’est jamais le même sur chaque page : tant mieux ! Je n’ai par
principe pas touché aux espaces lors du montage, sauf pour éloigner
une capitale accentuée d’un jambage sur la ligne d’au-dessus, et bien
entendu lors du meurtre en masse des veuves et des orphelines : j’ai
donc été parfois obligé de ramener un mot sur la ligne supérieure ou
inférieure, mais toujours en jouant sur la taille des espaces (il y a
un bug de XPress très commode pour ça), jamais en modifiant les
interlettrages (ni, faut-il le préciser ? en étroitisant ou en
élargissant sauvagement les caractères).
Et
j’ai laissé les lézardes en place, trop content quand elles étaient
belles et grandes, et que le regard dégoulinait dedans.
Trois
jours plus tard, et après une demi-ramette de papier jetée à la
poubelle (j’aurais été content de sortir du bromure aussi, mais je
n’en ai pas eu les moyens financiers), j’en suis arrivé à la
conclusion que j’avais à peu près trouvé ce que je cherchais…
Les alinéas
Pour
finir : fallait-il créer un renfoncement d’alinéa ? Non, ça
aurait été une concession à l’esthétique du « livre bien
fait ». Mais la puce carrée qui signale le début de chaque
strophe (sauf au Chant 6, où les strophes sont numérotées par
l’auteur) m’a paru bien utile, accompagnée de sa ligne blanche
supérieure : elle donne un rythme vertical qui soulage un peu le
lecteur (à moins qu’il ne l’accable ?) Pas de renfoncement non
plus lors des ruptures de paragraphes au sein d’une même strophe, sauf
dans le long dialogue du Chant 1 (les didascalies de la scène
avec Édouard), petit sacrifice du Principe au service du Sens (sans ce
renfoncement, le dialogue devenait presque incompréhensible, pour le
dire plus clairement).
Titres courants, folios et façonnage
J’ai
hésité à mettre un titre courant. En premier lieu, la remarque d’un
colistier qui avait vu mes tout premiers essais, selon qui on pouvait
feuilleter ce livre « comme un bloc-notes » (à cause de sa
symétrie, je suppose) m’a tellement vexé que j’avais décidé d’en
mettre un, finalement, en l’employant comme outil de dissymétrie
discrète (corps 8, Fenice Light). Ça n’a pas suffi, puisque j’ai eu
ensuite une suggestion similaire d’un autre colistier en dépit de
cette dissymétrie droite-gauche.
C’est
l’argument de Thierry Bouche qui m’a finalement décidé :
« Même en matière de façonnage, il faut faire tout à
l’envers », a-t-il insisté, et puis cette reliure inhabituelle
donnera une sorte de « déhanchement » à l’objet. À condition
toutefois d’enlever les titres courants, et de mettre le folio des
pages paires en haut, sur le bord supérieur de la double page, et
celui des pages impaires en bas. Admettons, essayons : le livre
serait donc relié non pas par la tranche, comme il est d’usage, mais en
haut et en bas des feuilles, comme un bloc ou comme un… carnet
de chant.
Merveille :
ça fonctionne, c’est bizarre, choquant, énervant. Ça se lit bien. Et
mieux que de se déhancher, ça claudique ! Qu’on en juge en voyant
une double page montée…
Le colophon
J’aime
les colophons. Ce signe presque privé et intime de la part de création
du copiste (au Moyen Âge) puis du typographe (à l’ère moderne), lequel
ne survit plus guère dans l’achevé d’imprimé, me semble
hautement civilisé : on y raconte l’histoire du livre, on y prend
la parole « pour soi », sur cette page-là uniquement.
Il
n’était pas question de reprendre l’intention amoureuse et un peu
baroque du colophon des Lettres portugaises, le graphisme
maniéré et précieux de celui de TAZ, ni l’« œuf »
ludique de celui des Tables d’additions. Il fallait, au
contraire, revenir à un certain classicisme après la débauche
d’astuces typographiques qui constitue la trame de la mise en pages du
texte.
Inscrire
le colophon dans un carré allait presque de soi, compte tenu de
l’empagement — en tout cas, tous mes autres essais de mise en forme
ont échoué ! L’interlettrage y est régulier et
« normal », les espaces et l’interlignage aussi. Les seules
concessions que j’ai voulu faire à un quelconque effet graphique sont
les discrètes lettrines et les petites capitales des premières lignes
de chaque paragraphe, qui rompent la monotonie du pavé de texte.
Refuser de césurer le colophon est un choix qui s’est imposé de
lui-même, mais qui, bien entendu, m’a obligé à réécrire inlassablement
le texte pour que « ça rentre » dans les lignes…
On
notera qu’il existe plusieurs versions de ce colophon : puisque le
livre n’a été imprimé et offert qu’à trois exemplaires, j’en ai fait
une par tirage en mentionnant à chaque fois le nom du récipiendaire,
plus celle (reproduite ici) rédigée et composée spécialement à
l’intention de la version électronique (PDF) de l’ouvrage.
Couvertures
L’idée
de l’audacieux lettrage du rappel de titre sur la quatrième page de
couverture m’a été fournie par Olivier Randier, décidément inévitable
en ces lieux !
Papiers
Cette
version des Chants de Maldoror n’est pas faite pour être lue
sur écran. Le PDF
« lisse » trop la typographie, sa spécificité, sa rudesse.
Il est fait pour être imprimé, et lu sur papier.
Un
papier un peu épais, un peu gris, un peu irrégulier (pas trop, pour ne
pas bousiller ce qui reste d’empattements à Fenice), genre bas de
gamme mais pas excessivement en somme, un papier un peu buvard pour
que l’encre s’étale dans les fibres. Un papier qui craque mollement
sous les doigts quand on tourne les pages, pour marquer sa présence.
Pour
son premier tirage (extrêmement confidentiel !), l’éditeur Gaby
Mrôrch a choisi un papier recyclé assez laid : quelque part
entre du papier journal et du papier-toilettes. Le papier idéal, celui
dont je rêvais. Il n’est pas trop ceci ou cela, il est juste parfait,
juste ce qu’il fallait : neutre mais présent, cheap mais chic
dans son genre : craquant en discrétion. Sous-texte, au
sens le plus beau du terme. On peut souhaiter que d’autres amateurs de
ce livre feront de même…
[2] Le logiciel qui a servi à archiver ces e-mails est Eudora2html, un freeware de Yong Zhao (université de l’Illinois). On voudra bien m’excuser de ne pas l’avoir francisé…
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