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Sur un format carré,
érotique et buccal…
Les Vœux 2010 d’Éric Angelini

À ma si belle aimée, à mon elfe, ma désirée,
dont chaque geste dessine une trace d’amour.

« Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise. »

Louise L
ABÉ, sonnet XVIII : « les Baisers ».


Les Vœux 2010 d’Éric Angelini posaient par avance quelques redoutables problèmes : il s’agissait de mettre en page, de manière lisible, un long texte de 54 000 signes traitant d’une affaire d’art et de baisers, puis de le faire imprimer d’un seul tenant sur un morceau de tissu en forme de carré… d’un mètre de côté ! Pour des raisons techniques, le tissu a été ensuite remplacé par un papier très fin et presque transparent, et le format a été ramené au format, érotique et buccal, de 69 cm par 69 cm. J’étais chargé de la mise en page et de la composition du texte et Géraldine Taymans, une graphiste bruxelloise, devait concevoir le titre général de ces vœux : « Bonne année 2010 », sur le thème des lèvres et des baisers.

Vœux 2010, d’Éric Angelini, sur un texte de Denys Riout,
Art et baiser : considérations sur le bon usage.
Composition du texte en Whitney HTF (corps 9,4)
et du titre « Bonne année 2010 » en Didot HTF (corps 134).
Format : 69 cm × 69 cm.
Téléchargement du PDF.




La recherche du point riche
de la page.
Où il est question
de grilles et de modules, jusqu’à l’absurde
Le problème de faire rentrer tant de texte d’un seul tenant, mise à part la pénible verticalité des colonnes ou leur insupportable largeur, c’est que si on ne ménage pas des ruptures graphiques ou des changements de ton un peu partout, pour rythmer la page, surprendre et reposer l’œil et lui permettre de s’arrêter puis de reprendre la lecture, le lecteur se lasse très rapidement. L’autre problème, un peu contradictoire avec le premier, c’est qu’il ne s’agissait pas ici de faire un exercice de virtuosité typographique, mais de donner un simple texte à lire…

Plutôt qu’adopter une solution purement graphique (par exemple en faisant varier le gris au long du texte), j’ai divisé la page en cinq colonnes, elles-mêmes divisées en cinq carrés dont chacun (sauf celui laissé libre pour y mettre le titre, pas trop loin du point riche) contient vingt-cinq lignes de texte, comme si c’étaient des pages autonomes… Éric Angelini est amateur d’autoréférence et ses Vœux devaient eux-mêmes être autoréférentiels

Premier essai, avec les modules déchiquetés par les ruptures d’alinéas.
Et la mise en page finale,
sans les ruptures d’alinéas.
Et puis ce découpage poussait jusqu’à l’absurde la notion même de grille de mise en pages : régler moqueusement leur compte aux grilles et aux modules ne me déplaisait pas.

Ensuite, j’ai pensé que je ne pouvais guère laisser de lignes creuses à la fin des paragraphes, qui semblaient déchiqueter la page. J’ai alors remplacé les retours-chariot par le signe « alinéa », dans sa version semi-grasse, encadré par des espaces fortes : .

Les intertitres sont eux aussi fondus dans le texte, mis en gras et simplement précédés d’un losange : . Tout concourt à ce que le flot des phrases ne s’interrompe jamais, simplement scandé par la succession des lignes blanches qui séparent les pavés de texte.




Choix de polices et gestion du texte

Pour le texte lui-même, j’avais d’abord pensé utiliser une police à empattements qui soit souple d’emploi et chaudement amicale, par exemple le Requiem, une élégante création de Jonathan Hoefler, un des fondateurs de la société HTF. Puis j’ai craint qu’une police à empattements et aux déliés subtils ne puisse jamais s’imprimer correctement sur du tissu, surtout dans des corps relativement petits.

Premier essai de composition, en Requiem

Je me suis alors orienté vers le Whitney, dessiné par Tobias Frere-Jones, l’autre fondateur de HTF. Le Whitney est étonnant à force d’être neutre jusqu’à l’indifférence… C’est une police qui se fait totalement oublier, qui ne dit rien par elle-même, qui s’efface devant l’œuvre : le support initialement prévu, hautement émotionnel, pourrait ainsi prendre le dessus sur le texte.

Composition définitive, en Whitney.

L’interlettrage a été difficile à régler : comme beaucoup de polices de HTF, le Whitney a une métrique très rigide et du coup certaines lignes restent un peu lavées. Mais surtout, il m’a constamment fallu penser à « tomber juste », m’interdisant les césures à la fin de chaque « carré » de texte et bloquant au final la dernière lettre du texte à la fin de la dernière ligne de la dernière colonne…

Deux exemples de la gestion du texte :
Avec un intertitre en gras…
… et la succession des alinéas.

L’interlignage est ici commandé par la contrainte formelle des 24 carrés de texte de 25 lignes chacun. Il peut sembler un peu fort : 14,34 points pour un corps de 9,4 — mais le Whitney est d’une graisse soutenue et il a un œil immense. On ne peut guère lui laisser de faibles interlignes, d’autant que les lignes sont un peu longues : plus une ligne est longue et plus l’interlignage doit être important, pour guider l’œil du lecteur le long des « filets blancs » qui séparent les lignes.



Et pour finir, le titre de ces Vœux…

Pendant ce temps, Géraldine Taymans travaillait à créer le titre de ces Vœux : « Bonne année 2010 », dont Éric Angelini voulait que « le “O” de BONNE et les “0” de 2010 ressemblent à des baisers ayant laissé une trace de rouge à lèvres. » Pour répondre à la commande, il a fallu à Géraldine Taymans scanner ses propres lèvres et choisir pour son texte le Didot italique d’HTF (on reste en famille !), qu’elle a discrètement et fort joliment vandalisé. Ce court fragment, en très grand corps, vient harmonieusement se heurter au reste de la page et le Didot italique ajoute à mon travail une fluidité qui, autrement, n’aurait peut-être jamais existé.

Le titre en Didot italique…
… dans sa version originale…
… et après
mon intervention.

Les amateurs de détails noteront que j’ai été conduit, au montage, à légèrement « tricher » avec l’interlignage du titre, en décalant ses lignes pour les aligner sur la grille de base de la page et obtenir un rendu optiquement « juste ».



Quand finalement, l’impression sur tissu a été abandonnée au profit d’une impression sur papier, j’ai été tenté de tout recomposer en Requiem, puisque la contrainte technique de la taille et du dessin des lettres n’existait plus. Mais Éric Angelini a insisté pour garder le Whitney…


… et quand je vois l’objet fini — déplié, posé, étalé, chiffonné —, je me dis qu’il a eu raison d’insister : la neutralité froide et sans concession du Whitney sert à merveille ces Vœux 2010, dont l’intention presque sacrilège aurait été affadie par la « joliesse » civilisée du Requiem.


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