« L’espace qui isole les strophes
et se tient dans le blanc du papier ;
significatif silence qu’il n'est pas moins beau de composer que les
vers. »
Stéphane MALLARMÉ,
Lettre à Gaby Mrôrch (s. d.).
Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard, par Stéphane Mallarmé 11-28 avril 2012. Format : 170 mm × 272 mm. Composition du texte en Bodoni Berthold Antiqua, corps 11, interlignage 13,5. |
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Il n’est jamais inutile de faire ses gammes... Reprenant la mise en pages du Coup de dés de Stéphane Mallarmé, je n’avais ni la prétention d’inventer quelque chose de nouveau (le Coup de dés s’invente très bien lui-même !), ni celle, tout à fait symétrique, de me livrer à l’exercice stérile et vain d’une reproduction supposément « à l’identique », mais sur ordinateur, de la célèbre édition Vollard. Je cherchais plutôt comment on pouvait adapter une forme à de nouvelles techniques, à un nouveau format de papier, à un empagement spécifique et à un choix de police de caractères. Travail de pure exécution : il s’agissait de donner ce texte à lire en modulant les intentions et la volonté de l’auteur aux contraintes formelles d’édition que je m’étais fixées.
Car le typographe responsable et conscient de lui-même n'est pas cet « être gris muraille » et sans imagination que fustige Philippe De Jonckheere, mais celui qui, selon le mot de L.L. de Mars, « compose une trame au service [du texte] », rendant celui-ci « possiblement lisible, visible. » Mon but était ici d’arriver jusqu’à une sorte d’évidence tranquille de lecture ; mes choix typographiques, mes hésitations parfois, mes jubilations et mes éclats de rire, bref ma « main » et mon métier ne devaient jamais transparaître, dans aucune de ces pages. C’est au lecteur qu’il reviendra de dire si j’y suis parvenu.
« “On
l’aura compris, les typographes sont des êtres gris muraille,
sans humour et à la fantaisie sans cesse autocensurée. Sauf
que de temps en temps […], ils laissent la porte entrouverte à
leur imagination, les barrières cèdent, et c’est un feu
d’artifice de créativité.” [1]
Je ne divise pas non plus la société en deux parties étanches
l’une à l’autre, d’un côté les artistes et de l’autre ceux qui
le ne sont pas. […] Il se trouve que j’ai beaucoup appris d’un
ami à moi qui est menuisier […], chaque fois qu’il conçoit un
nouveau meuble, il y a dans ce meuble des passages qui le
disputent formidablement à la sculpture et je m’en émerveille
chaque fois. »
Philippe DE JONCKHEERE [2] |
« L’exemple
est très mal choisi : contrairement à la typographie, la
menuiserie ne vaut qu’à se montrer dans la plénitude de son
savoir-faire, le meuble est quelque chose qui apparaît.
Quand il disparaît, c’est qu’il est stalinien, fonctionnel,
que l’artisanat du menuisier est réduit à néant. La
typographie se soumet à un intérêt qu’elle postule comme
supérieur : l’apparition d’une autre activité. […] Un
typographe n’est pas son ennemi en se repliant derrière le
texte, il en compose cette trame même à son service, il le
rend possiblement lisible, visible. »
L.L. de MARS [2] |
Pour
me guider, je disposais des deux jeux d’épreuves de l’édition Vollard
(1897), annotés par l’auteur (on peut les consulter l’un
et l’autre
sur le site web de la BNF), de l’indigente édition
de la NRF datée de 1914 (également sur le site de la BNF) et
surtout de l’admirable version des éditions
Gaby Mrôrch (1997). De cette dernière, j’ai retenu trois
leçons : le format de l’ouvrage et la police de caractères
guident l’équilibre des pages et donc l’emplacement de chacun des vers
du poème ; chaque double page forme un tout, où l’œil doit
circuler librement sans que lui soit imposé un ordre de lecture ;
l’interlignage et la position des vers permettent de restituer la
scansion du texte — qui doit pouvoir, même en lecture
silencieuse, retentir comme s’il était déclamé à voix haute.
J’ai
commencé avec le très beau Didot
H&FJ : l’édition Vollard était en didot, l’édition
Mrörch aussi. Le travail avançait bien, même si à mon immense
surprise, il m’avait fallu augmenter les espaces jusqu’à 150 % de
leur valeur initiale pour mieux faire chanter le texte et les mots.
Il
avançait même tellement bien qu’en quelques jours j’en avais fini
avec ce livre (téléchargement
du PDF de cette première version). Et pour jouer un peu, pour
me reposer peut-être de l’énorme plaisir que j’ai ressenti lors de
cette composition, j’ai essayé de recomposer une double page avec
d’autres polices de caractères, probablement peu adaptées et
choisies exactement pour ça, juste pour voir où menaient ces
possibles absurdités. L’aimable Legato
donnait au poème une apparence sévère et presque violente, comme si
c’était un texte d’Antonin Arthaud. Le très subtil Clifford
devenait dans ces pages presque laborieux. Le bodoni...
Un essai en Legato…
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… un autre en Clifford…
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Lettres extraites du Manuale tipografico de Giambattista Bodoni [4] |
Composition en Bauer Bodoni (Monotype) |
Composition en Bodoni Antiqua (Berthold) |
Dessins
L’édition
Vollard devait s’accompagner d’eaux-fortes d’Odilon Redon : je
n’aime guère Redon, et en plus il est mort. Mais le souvenir des
fantaisies labyrinthiques de Catherine Belœil a accompagné mon
projet tout au long de son exécution : qu’elle soit infiniment
remerciée de bien avoir voulu créer trois dessins, pensés pour ce
poème et pour cette mise en pages, et d’avoir accepté de les voir
ici publiés.
Technique
•
Le format des pages (170 mm × 272 mm) est
calculé à partir du nombre d’Or et celui du bloc d’empagement dérive
plus ou moins du canon
de Hambidge (123,6 mm × 170 mm). Le bloc
d’empagement est en réalité ici très théorique et m’a surtout servi
de guide : il n’est presque jamais rempli.
•
L’interlignage choisi est 13,5 points, pour un corps de texte
courant de 11 points. Les mots plus grands qui rythment le
poème sont composés en corps 14, 18 et 36, ces derniers étant
légèrement sous-interlettrés (–3) pour augmenter l’intensité
dramatique des mots. Les murmures en tout petits caractères de
l'avant-dernière double page sont composés en corps 9. Ça et
là, des lignes sont remontées ou descendues d’une demi-ligne par
rapport à la grille de texte, pour éviter des blancs optiquement
trop importants.
•
On a vu plus haut que j’avais élargi l’espace du
Didot H&FJ. En Bodoni Antiqua, je l’ai au contraire rétréci
à 90 % de sa valeur initiale.
•
Je n’avais pas employé de ligatures techniques
(fi, fl, ff, ffl) en
romain dans la version en Didot H&FJ
(cf. Gérard
BLANCHARD,
« Le
Didot a-t-il besoin de ligatures ? »,
Cahiers
Gutenberg n°
22)
mais je les ai conservées, romain et italiques, dans la version en
Bodoni Antiqua.
•
Il n’y a pas de folio au bas des pages : il était impossible de
rajouter quoi que ce soit à ce texte.
•
La couverture n’a rien de réellement originale : on voit un peu
partout sur Internet des
exemples de superposition des pages du Coup de dés. Le
petit miracle est que le résultat soit à la fois séduisant et
esthétique, sans être anecdotique le moins du monde.
À
l’occasion d’une exposition
(sur le web, et physiquement à Cambridge, de mi-mai à fin-juin
2022) consacrée
au 125e anniversaire du Coup de dés et
à ses nombreuses suites aux XXe
et XXIe
siècles, le spécialiste des livres d’artistes
Robert Bolick a écrit un bel article critique sur ce travail :
Books
On Books Collection – Alain Hurtig – Un coup de
dés jamais n’abolira le hasard (1914/2012).
Il
évoque également sur son site bien d’autres travaux, souvent
magnifiques, autour du Coup de dés ou inspirés par lui. On
lira ces pages, j’en suis certain, avec le plus vif intérêt et le
plus grand plaisir.
[1]
Philippe DE
JONCKHEERE, Le
Monde diplomatique, janvier 2012.
[2]
Mails à la liste
de diffusion du Terrier, le 4 février 2012.
[3] Je
suis cependant revenu au Bauer Bodoni pour la composition du grand
titre, en page de couverture et en pages intérieures.
[4] Manuale
tipografico de Giambattista Bodoni, éditions Taschen.