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Hermès dévoilé
(Comment j’ai composé
certains de mes livres)

Deuxième partie :
À propos du gris typographique
et autres aventures (des virgules, des espaces, des accents)…

À ce stade du travail, j’ai consulté deux personnes (Thierry Bouche et Olivier Randier), dont j’estime le travail et respecte l’avis. Tous les deux ont estimé que ma colonne était trop étroite, que je serais obligé de composer dans un corps très petit et que j’aurais du mal à obtenir un gris homogène. Bref, ça devenait un beau défi à relever.

Force de corps et gris typographique

Corps 9, corps 10 ? Entre les deux ? Centaur me permettait de composer en corps 10 sans chasser exagérément. Sa métrique est assez souple, également (grâce à son interlettrage naturellement assez large) pour permettre quelques variations d’approche — en corps 9, ça devenait assez limite et j’obtenais rapidement des lignes trop serrées.

Va pour le corps 10. Restait à régler les approches (les fameux « C&J » de XPress).

D’habitude, je règle tout en même temps, en faisant varier chaque paramètre à chaque essai et en regardant comment ils interagissent. La méthode est intéressante, mais dans cette justification, la moindre modification entraînait des changements considérables. J’ai donc décidé de travailler de façon consécutive les espaces, puis l’interlettrage, puis l’interlignage.

Espaces

Il m’avait bien semblé, lors du choix de la police, qu’il y avait un problème avec les espaces, qui apparaissaient trop grandes et très irrégulières. Et pour cause : le document XPress ayant été primitivement créé sur une machine qui n’est pas la mienne, j’avais hérité sans m’en apercevoir des absurdes réglages d’espace par défaut de ce logiciel. Bienheureuse erreur ! Car j’en ai profité pour travailler sérieusement ce problème-là.

Quand je suis embêté avec un problème que je ne sais pas résoudre, je vais consulter Jan Tschichold (Livre et typographie, Éditions Allia, Paris, 1994). Je ne sais pas pourquoi, mais cet homme me fait toujours l’effet de le lire pour la première fois, et de détenir en cachette la réponse à toutes les questions que se pose l’artisan typographe.

Dans son chapitre consacré aux espaces et à la composition au tiers (une espace étant de la valeur d’un tiers de la force de corps — c’est à peu près la valeur qu’elle a conservée de nos jours, même si les créateurs ont à nouveau tendance à grandir cet espace au-delà du raisonnable), Tschichold note que les espaces trop grandes déchiquettent les mots et les lignes. En particulier pour l’allemand, langue dont les mots sont très longs, il propose une composition plus serrée.

Gutenberg composait au quart (l’espace ayant en fait la chasse d’un « i », voir ci-contre), ce qui procurait un gris impeccable. Tschichold rajoute qu’en allemand et avec une composition serrée, il est presque impossible d’éviter des césures fautives.

Hermès dévoilé est en français, mais le texte emploie des mots inhabituellement longs, et j’utilise une colonne plutôt étroite. Il me fallait donc composer serré, voir très serré. J’ai réglé la chasse optimale de l’espace à 80 % de sa valeur théorique.

Pour les espaces minimales et maximales, j’ai décidé de ne pas laisser la bride sur le cou au logiciel : je le connais, il en profite pour faire n’importe quoi dès qu’on a le dos tourné. Après quelques tâtonnements, je suis arrivé aux valeurs minimales de 75 % et maximales de 85 % : une amplitude faible qui évite les espaces trop grandes ou trop petites, mais suffisante pour que le logiciel puisse travailler.

Il y avait ce problème de césures — d’autant plus crucial que XPress césure avant de travailler sur l’interlettrage et l’espace-mots. Comment faire pour ne pas en avoir trop, et en même temps se préparer aux fausses coupes probables signalées par Tschichold  ?

Après quelques essais, j’en suis venu aux valeurs suivantes : césures autorisées sur les mots de 6 caractères et plus, après la deuxième lettre du mot et avant la troisième lettre avant la fin du mot. Nombre maximum de césures consécutives : 3. Ça fonctionnait à peu près, même si j’ai bien vu que XPress générait trop de césures (sans compter que l’imbécile croit que l’apostrophe est une lettre, et qu’il se croit autorisé à césurer juste après !) et coupait avant des syllabes muettes. Mais ça se produisait suffisamment peu souvent pour qu’il soit raisonnable de corriger à la main. (Je ne remercierai cependant jamais assez Dennis Collins, participant actif de la liste Typographie, de m’avoir signalé mes derniers oublis : j’ai corrigé comme j’ai pu les fautes qu’il a eu la gentillesse de me signaler…)

Au total, j’ai trouvé que le résultat était plutôt satisfaisant, et générait des espaces inter-mots tout à fait honorables. J’ai quand même eu quelques soucis avec la valeur de la « fine ». À 25 % du cadratin standard, elle amenait trop souvent les signes de ponctuation se coller à la lettre précédente (un problème de XPress, évidemment : la fine devrait à peine varier !) Ça commençait à devenir bien vers 35 %, 40 % (une valeur considérable).

J’ai adopté 40 %, avant de revenir à 30 %, parce que c’était alors le phénomène inverse qui se produisait, et parfois les fines devenaient plus larges que les espaces (comme Jérôme Oudin me l’a signalé [de façon assez elliptique, voire franchement cryptique] sur la liste Typographie.)

Interlettrage

Logiquement, les limites tolérées sont faibles. Disons entre –5 % et +  5 %, en fonction du gris typographique qu’on veut obtenir. Ça dépend des polices, de la force de corps, de la nature du texte, de la façon dont on travaille, mais bon, on est dans ces eaux-là. En principe, l’interlettrage optimum est réglé à 0 % et seuls les sagouins mettent un interlettrage systématiquement négatif ou positif sur leurs textes (il y en a beaucoup, des sagouins : y’a-t-il un DA dans la salle, que je m’explique avec lui ;-))) Ou bien on veut obtenir un gris très dense, c’est un autre problème, mais alors gare ! parce qu’on ne pourra plus tellement patiner en resserrant des lignes.

En l’occurrence, le gris idéal aurait été obtenu si l’interlettrage était réellement constant, sans que rien ne bouge nulle part. C’était difficile à obtenir, d’abord parce que XPress triche et interlettre sans qu’on lui donne la permission (vieux problème) ; ensuite parce qu’il était peu raisonnable de laisser la justification se faire essentiellement par l’effet « chewing-gum » des espaces. Donc permettre au logiciel de resserrer un peu, lui permettre d’écarter un peu les lettres, aussi : lui laisser un peu de jeu. Le réglage se fait comme d’habitude, à coup d’essais, de tirages papier, de nouveaux essais.

Pour me garder une marge de manœuvre, me permettre de patiner en resserrant les lettres ici où là « à la main » (maximum –1 %, –1,5 %), et après plusieurs essais, je suis arrivé à un interlettrage minimum de –2 % dans le C&J.

En interlettrage maximum, j’ai eu un problème… parce qu’entre temps, j’ai décidé de faire des paragraphes « à la Bordas » (voir la troisième partie). Ça voulait dire que j’allais me trouver avec des lignes extrêmement étroites, dans certains cas avec seulement cinq ou six caractères par ligne. Il fallait gérer tout ça, et j’ai fait le choix de tolérer un interlettrage maximum de 5 % : parfois, les lettres sont monstrueusement écartées.

Résultat (agrandissement à 150 %) : à gauche, le texte avec les paramétrages d’origine de XPress — les espaces fautives sautent aux yeux ! —, à droite le texte avec les réglages finaux (sans aucune correction manuelle : c’est le résultat « brut de fonderie », avant patinage).


Interlignage

Ma première idée, c’était qu’il fallait compenser la faiblesse des espaces par un interlignage un peu fort, pour alléger le gris des pages et faciliter la lecture. Pas trop quand même, pour ne pas chasser trop. Et puis je déteste cette mode des interlignages très grands, avec presque une ligne sur deux qui reste blanche.

En fait, j’avais tout faux, et c’est même l’inverse qui se produit — j’aurais dû à nouveau consulter Tschichold , qui le dit sans détours.

Précisément parce que les lignes sont un peu sombres, l’œil se perd entre deux lignes lorsqu’elles sont trop écartées. À l’inverse, une composition peu serrée, ou sur une justification large, permet (et même parfois impose) un interlignage important.

En sorte que lors de mes essais, je n’ai jamais dépassé un interlignage de 12, pour finalement décider que le top du top, le sommet du summum, c’était 11,5 points. (C’est entièrement subjectif, évidemment : un choix arbitraire, mais c’était le mien ce jour-là).

Une affaire de virgules…

J’en étais là, lorsqu’une polémique a éclaté sur la liste Typographie.

Le 2 octobre 2000, Jérôme Oudin écrivait, dans un mail intitulé Accent sur les capitales et espaces : « Lefevre [1] explique qu’il faut une espace de la valeur d’un point avant la virgule […] Aujourd’hui nous ne mettons plus d’espace avant la virgule. […] En composant sur une petite justification on a facilement des lézardes qui disparaissent si l’on supprime les espaces liés à la ponctuation. »

Du coup, ça m’a paru amusant d’en mettre une, de fine, avant la virgule. Juste pour voir ce que ça donne, si ça choque l’œil ou au contraire si ça passe. Par ailleurs, je sentais bien que cette idée que ça créerait des lézardes était absolument fausse, et que c’est le contraire qui se passerait. Mais naturellement, il fallait vérifier…

Je pense que la démonstration est doublement faite :
— d’une part le lecteur n’est pas exagérément perturbé par cette espace inhabituelle et peut-être même cela aide-t-il sa lecture — je n’en infère naturellement pas que c’est comme ça qu’il faut composer, je n’oublie pas qu’il s’agit d’un essai, d’un jeu typographique ;
— d’autre part, loin de générer des lézardes, l’ajout d’espaces tend à les faire disparaître.

Quelques années plus tard, j’ai revu cette technique employée dans une réédition moderne d'Ivanhoe, de Walter Scott — un ouvrage très probablement photocomposé, dans un Didot de belle facture —, publié par le Cercle des Bibliophiles/Edito-Service (Genève), sans date ni mention d’imprimeur :

Le lecteur passe sans problème sur cette fine inhabituelle, mais dont l’ajout facilite la lecture. Le typographe, un instant interloqué, retiendra surtout le charme d’une rythmique nouvelle et les avantages offerts par la souplesse d’emploi de ce procédé. — On notera que dans cet Ivanhoe, les fines avant la virgule sont justifiantes, alors qu'elles sont fixes dans Hermès.

Cette fine « des temps anciens », je l’ai créée pour Hermès directement dans Fontographer, en élargissant la bounding box de la virgule : j’ai rajouté un chouia de blanc (la valeur du quart de l’espace, si ma mémoire est bonne).

Une autre solution aurait consisté à rajouter cette espace directement dans XPress (à l’aide d’un paramétrage spécifique de l’indispensable ProLexis, par exemple). Je n’y tenais pas, d’une part pour ne pas avoir une espace trop importante (qu’on se souvienne de la largeur prédéfinie de ma fine !), d’autre part pour que cette espace ne se dilate pas trop au hasard des justifications de lignes trop blanches. Enfin, je devais gérer le cas où la virgule doit être juste un peu décollées de la lettre, mais pas franchement séparées (cas de la séquence « v, », par exemple). Un triplet [lettre-espace-virgule] n’est pas gérable dans nos logiciels… Seule la fine « en dur », dans la police, permet de contourner l’obstacle.

J’aurais certainement dû en profiter pour rectifier ou créer certaines approches par paires, afin d’éviter des blancs optiquement douteux avant certaines lettres. Mais je n’ai rien vu de réellement désastreux, alors j’ai laissé tomber.

… et d’accents sur les capitales

Tant que j’y étais avec Fontographer, j’ai travaillé un peu les accents sur les capitales et les petites capitales. Accents aigus et graves sont désormais un peu moins penchés sur les capitales de « mon » Centaur, les autres accents (circonflexes, trémas…) y sont abaissés et éventuellement un peu aplatis. Bien entendu, les accents sur les bas-de-casse sont ceux d’origines et restent inchangés.

Exemples
Avant
Après

Ça se voit à peine, et peut-être même que ça ne se voit pas (surtout en corps 10), mais c’est la seule façon d’éviter des effets disgracieux, en particulier des accents qui touchent des descendantes situées sur la ligne d’au dessus. Dans l’absolu, chaque police soignée devrait être dessinée comme ça : c’est à la fois imperceptible et magnifique. C’est devenu pour moi un critère de qualité, comme la présence des petites capitales et des chiffres elzéviriens.


[1] Théotiste Lefevre, chef d’atelier à l’imprimerie Didot pendant la seonde partie du XIXe siècle, est l’auteur du très essentiel Guide pratique du compositeur et de l’imprimeur typographes. Cet ouvrage a été réédité en fac-similé par L’Harmattan éditeur, Paris, 1999.


Lire la troisième partie : « Alinéas “à la Bordas”, lettrines, colophon, couverture, ligatures »

Lire la première partie : « Travaux préparatoires, format, empagement et polices »


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