Hermès dévoilé
(Comment jai composé
certains de mes livres)
Troisième et dernière partie :
Alinéas « à la Bordas », lettrines,
colophon, couverture, ligatures
À la Bordas !
Là encore, il faut revenir aux débats de la liste Typographie. Le 5 septembre 2000, Thierry Bouche faisait part de son enthousiasme
pour un ouvrage mexicain : Jorge de Buen, Manual de diseño editorial, Editorial Santillana. « Cest beaucoup plus et un peu moins
que le Bringhurst. Le lecteur est pris en main (souvent dune
façon assez vigoureuse que je trouve plutôt savoureuse) dès le
départ. […] Bref, cest un livre pragmatique qui aborde lensemble
des problèmes à résoudre pour aboutir à la version imprimée dun
texte achevé. »
Le lendemain, Thierry Bouche précisait : Jorge de Buen « liste
les différents modes de composition de paragraphes (lire « alinéas »),
dont un impayable mode « Bordas » qui consiste à les mettre à
la suite les uns les autres, en mettant une lettrine qui se retrouve
donc nimporte où dans le pavé pour signaler la coupure. Similaire,
donc au système moyenâgeux, mais en remplaçant ¶ par des lettrines. »
Dans un mail privé, il mexpliquait : « Le truc que Buen appelle
le système de Bordas est très marrant (ça daterait de 70 ans) :
il explique que ça donne beaucoup de flexibilité au typo. Le principe
est de couper en deux parts égales la dernière ligne du paragraphe,
et de commencer le suivant par une lettrine (qui interrompt donc
ces deux demi-lignes) sur deux lignes ; on a donc presque toujours
le choix de couper en deux la dernière ligne ou les deux dernières.
Cela dit, le résultat est bizarre… »
Exemple extrait du livre de Jorge de Buen.
Il est plus que bizarre, il est carrément étrange. Et je ne voyais
pas très bien où est lélément de souplesse pour le typographe
(mais ça règle définitivement le problème des veuves et des orphelines,
évidemment…) Tout ça me donnait envie dessayer, et justement
javais Hermès en train de mijoter tranquillement : pourquoi ne pas lui ajouter
cette épice ?
Quelques essais plus tard, je trouvai le résultat vraiment trop
beau pour être abandonné, malgré le surcroît de travail demandé.
Mais jai vite rejeté le principe pur et dur, pour morienter
vers une solution coupant le paragraphe en amont sur trois lignes,
et laissant le début de paragraphe sur deux lignes et au fer à
droite, ce qui provoque inévitablement une portion de ligne blanche
au-dessus du départ de paragraphe et pas mal de blanc avec lequel
je pouvais travailler.
Car il est impossible de « jouer à Bordas », avec ses règles strictes,
dans une justification si étroite, avec un si faible interlignage
et une hauteur de colonne si faible (et encore mon auteur ne fait
presque jamais de paragraphes ; quest-ce que ça aurait été sil
écrivait par fragments… Doù lidée de subvertir le principe,
de rompre les alignements, de générer du blanc (atténué cependant
par la masse de la lettrine et des petites capitales), etc.
Autre avantage, ma « subversion » du principe de Bordas aide le
lecteur à voir où ils commencent, ces fameux paragraphes (ce qui
est presque impossible avec le système « canonique »). Linconvénient,
cest que ça crée une sorte dhabillage qui fonctionne mal quand
le blanc tournant est trop étroit à gauche.
Au total, le résultat ma paru gai et incohérent.
Exemple sur une double page :
Cela étant, ce principe de Bordas nest vraiment pas un cadeau
pour lopérateur, cest même un cauchemar, et je me demande comment
J. de Buen a pu imaginer que cétait flexible. Ou bien cet auteur est un grand humoriste, cest possible…
Avec « Bordas », il faut faire tout le temps des choix : à chaque
paragraphe on a plusieurs solutions (au moins deux, lune avec
une fin de paragraphe longue et lautre avec une fin de paragraphe
courte, souvent plus).
Pire :
Lopérateur doit gérer la fin de paragraphe en amont (en face
du « pavé Bordas ») pour ne pas se retrouver avec trois lignes
mal espacées. Du coup, les fins de paragraphe ne sont pas parfaitement
« au carré » (la dernière ligne est presque partout au fer à gauche).
Ça ma absolument désolé de faire ça, mais je me retrouvais parfois
dans des justifications si étroites que linterlettrage ou les
espaces inter-mots devenaient démesurés et hideux.
Lopérateur doit aussi gérer le flot de texte dans le paragraphe
courant. À cause de la lettrine, la ligne supérieure du début
de paragraphe est nécessairement plus longue que la seconde ligne,
ce nest pas toujours réalisable de façon simple et peut générer
des fausses coupes en aval.
On notera que si je me suis interdit de faire une césure à la
fin de cette seconde ligne (ce qui aurait été absurde, aussi bien
graphiquement que du point de vue du sens), jai été contraint
dadmettre la présence de césure sur la première ligne du « pavé
Bordas ».
Lopérateur doit enfin gérer la suite du texte, la fin du paragraphe !
Car selon le nombre de mots quon met dans le « pavé Bordas »
courant, le paragraphe va être lui-même bien ou mal aligné avec
le « pavé Bordas » suivant.
Autre problème : que faire des hauts et bas de pages ?
Jai adopté comme principe quune page devait se terminer sur
une ligne pleine : ça na été presque jamais été possible.
Jai adopté comme principe quune page devait toujours commencer
par une ligne pleine, et ça a été presque toujours possible, mais
avouons-le : cest que jai eu de la chance !
Lettrines, petites et grandes capitales.
Cest la deuxième fois que jutilise un système découvert dans
un ouvrage du XVIIe ou XVIIIe siècle : après la lettrine, mettre une grande capitale puis continuer
avec des petites capitales le mot ou le groupe de mots qui suivent.
Il semble que ça a été une pratique très courante, peu à peu tombée
en désuétude.
Voici ce quen écrivait M. D. Fertel (1723), imprimeur et auteur
de La Science de limprimeur : « La Lettre qui suit immédiatement la Lettre de deux points, doit être de grande capitale, & le reste du mot en bas de Casse,
& pour un plus bel ornement, on peut le faire de petit capital. »
(Merci à J.-P. Lacroux, qui réprouve le procédé, de mavoir signalé
cette citation.)
Je trouve ça joli et marrant. Ça fait enrager (je ne sais pas
pourquoi) certains de mes copains, qui men rebattent les oreilles.
Bref, on aura compris que ça relève maintenant de la plaisanterie
plus que dautre chose.
À noter que jai été obligé de grossir la force de corps de la
lettrine, calculée pour Centaur et Dieu sait pourquoi par XPress
de façon à ce quelle soit un peu plus petite que la capitale
qui suit (ce qui était très moche !). Mais lagrandir tout simplement,
ça faisait vraiment trop gras, alors jai fait quelque chose qui
ne se fait pas : jai un peu étroitisé la lettrine, pour rattraper
optiquement la graisse superflue après agrandissement. Jespère
que ça ne se voit pas trop.
Colophon
Jaime les colophons, je nallais pas me priver… Je continue de
penser que ce témoin de lhistoire du livre, de son texte tout
comme de ses conditions matérielles de fabrication est un des
aspects des plus civilisés de lart du copiste et du typographe.
On ne peut que regretter sa quasi-disparition, au profit dun
« achever dimprimer » sans doute fonctionnel, mais généralement
assez plat.
Pas dexercice de virtuosité cette fois-ci : jai déjà donné (on
peut voir ici quelques exemples). Mais jen ai profité pour faire une lettrine
marrante, dont jai piqué lidée à une maquettiste rencontrée
autrefois, qui naime pas les lettrines et sest imaginée sen
débarrasser de cette façon.
Couverture
Ça faisait un bout de temps que javais envie de « tripoter »
la jolie police Galahald, de profiter de son jeu alternate (ah !
le « e » alternate de Galahad…), de créer des ligatures (la police
sy prête admirablement). Cest un jeu typographique, rien de
plus.
Toutes les ligatures, ajouts daccents, etc., ont été créés dans
XPress. Celles de la tranche sont restées comme je les avais réglées :
Celles de la première de couverture ont été reprises dans Freehand
(après vectorisation du caractère) et légèrement retouchées :
Les effets dembossage, dombrage, etc. ont ensuite été créés
dans Photoshop : tout le côté « lissé » des caractères vectoriels
a donc disparu. Ça ne ma pas paru gênant, on a simplement limpression
que le texte est peint par-dessus lillustration.
Illustrations
Il existe une grande tradition de lillustration hermétique. Je
ne voulais pas manquer cette occasion. Jai donc distribué quelques
gravures, là où le texte men laissait la place.
Je ne remercierai jamais assez Olivier Randier et Fabrice Bachella
pour leurs apports en la matière et leurs précieux conseils.
À propos de XPress
Jai le sentiment quavec ce travail, jai poussé le logiciel
à sa limite, voire au-delà. Ses défauts, ses faiblesses, mapparaissent
désormais insurmontables.
Mécénat
Jaimerais bien le voir imprimé, ce livre : il me faudrait un
mécène ;-).
Lire la deuxième partie : « À propos du gris typographique
et autres aventures (des virgules, des espaces, des accents)… »
Lire la première partie : « Travaux préparatoires, format, empagement et polices »
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