Première
partie :
Travaux préparatoires, format, empagement et polices…
Septembre-octobre 2000
Composition en Centaur, corps 10. Format : 9 × 15
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Ces
notes ont été préalablement publiées sur la liste de diffusion Typographie.
Genèse
C’était
un jour de la fin de l’été 2000, au cours d’une mission d’intérim sans
intérêt, et je m’ennuyai ferme. Depuis quelque temps, j’étais saisi de
mon habituelle démangeaison de composer un livre, juste pour le
plaisir. Je suis donc « parti en chasse » sur Internet, à la
recherche d’un texte déjà saisi, à composer. Ça ne manque pas, mais
encore faut-il avoir envie de composer le texte sur lequel on
tombe !
Quelques
mois auparavant, j’avais caressé l’idée de mettre en pages le
magnifique Droit à
la paresse, de Paul Lafargue ; finalement, j’y avais
(provisoirement…) renoncé. Mais en ce début du mois de septembre, la
moisson fut fructueuse, et je suis revenu de mon exploration avec une
dizaine de textes, de projets.
Le
texte qui m’attirait le plus était le Kama
Sutra. Ce livre me semble poser un tas de problèmes
typographiques extrêmement complexes, pour peu qu’on n’ait pas la
tentation d’en faire ce qu’il n’est pas : un traité érotique,
voire paillard ou pornographique, et qu’on veuille bien le considérer
pour ce qu’il est : une liste (juridique et religieuse) de
prescriptions et d’interdits, destinée à séparer le pur de l’impur et
à mettre l’humain en harmonie avec l’Immanence — de ce point de vue,
le Kama Sutra ne diffère guère d’autres listes de
prescriptions, comme le Lévitique
par exemple.
J’ai
laissé tomber, car la traduction disponible sur Internet m’a semblé
défectueuse. Et tout à fait par hasard (comme il arrive quand on
« surfe », et qu’on bondit de lien en lien), je suis arrivé
sur une
vaste bibliothèque alchimique comportant (entre autres) des
textes en français. Je ne connais rien à l’alchimie. Sa symbolique
comme son herméneutique me restent totalement étrangères. Ce n’était
certainement pas une raison pour ignorer une telle collection de
textes, et bientôt j’étais en train de lire avec ravissement une
étrange confession : cet étonnant traité que constitue Hermès
dévoilé.
Je
ne me risquerais pas à affirmer, non plus qu’à nier, que l’auteur a
réussi à fabriquer de l’or le Jeudi saint de l’année 1831. Ce que je
sais, c’est qu’il se dégage de cet ouvrage quelque chose de poignant,
d’émouvant et d’authentique. La sûreté de l’exposition, la finesse des
conceptions théoriques, la vaste culture de l’auteur (anonyme et dont
l’identité reste de nos jours un mystère, pour autant que je le sache)
m’ont bientôt convaincu que je pouvais mettre en pages ce livre-là —
après bien d’autres typographes : depuis l’édition princeps en
1832, il y a eu sept publications déposées à la BNF,
la dernière datant de 1991, aux Éditions traditionnelles.
Format de page, empagement.
Le
format du livre ne m’a posé aucun problème. Je savais que je voulais
faire un petit format, comme un écrin. Pour un texte quasiment
clandestin, et en tout cas ignoré du grand public, il faut un livre
que l’on peut cacher et aussi emporter avec soi, dans une poche, comme
un indispensable guide.
J’ai
tracé le rectangle du format de page sur une feuille de papier.
J’avais presque raison, il ne m’a fallu que rectifier un peu la
hauteur de la page (sa largeur restant de fait constante : j’ai
simplement adopté le chiffre « rond » le plus proche) pour
parvenir à un résultat harmonieux. Le format final (90 mm ×
150 mm) m’a été donné en multipliant la largeur par le nombre de
Fibonacci (1,666, presque le nombre d’Or).
L’empagement,
ça a été plus dur. J’ai travaillé avec une colonne
« fictive », remplie par du vrai texte mais avec une police
de caractères provisoire (du Palatino, corps 9 interlignage 11).
Impossible d’expliquer pourquoi, mais aucun canon ne donnait des
résultats satisfaisants. Évidemment, pas question de rogner sur les
marges : il fallait faire un bel objet. Mais qu’il s’agisse du
traditionnel Canon
des imprimeurs, de l’empagement de Hambidge
ou de celui d’Honnecourt
(ou de Rosarivò, qui revient au même), c’était moche. Trop long, trop
large, ou bien pas assez large ou pas assez long, ou trop étroit,
bref…
J’ai
finalement dessiné un rectangle approximatif, à la main, à peu près
dans une proportion des deux tiers. Il n’y avait pas seulement un
problème esthétique, mais aussi une question de lisibilité — obtenir
aux environs de 20 lignes (la vérité m’oblige quand même à préciser
que le hasard a été pour beaucoup dans le dessin de ce tracé
régulateur…) J’y ai appliqué le même nombre de Fibonacci, puisque
celui-ci m’a toujours porté chance. C’était beau, alors je n’y ai plus
touché : La largeur du bloc est de 50 mm, sa hauteur
théorique de 83 mm — théorique, parce que j’ai dû un peu tricher,
pour respecter mon interlignage (voir plus bas).
Pour
le positionnement de la colonne, j’ai un peu tâtonné, mais on
remarquera peut-être que le blanc de tête est pratiquement égal au
grand fond, en sorte qu’il y a un vide presque carré en haut des
pages, vers le coin.
La
position du titre courant est venue toute seule : deux lignes
au-dessus du texte. Celle du folio aussi : trois lignes en
dessous.
Police de caractères
L’exercice
était compliqué. Problèmes d’esthétique et de style, évidemment (on
n’imagine pas ce genre de choses composées en Blur ! — l’exemple
est excessif, mais en fait, on ne l’imagine pas non plus composé en
linéale.)
Problèmes
typographiques au sens strict, surtout.
Il
y a quelques règles pour la lisibilité : le seuil critique du
nombre de caractères et du nombre de mots par lignes. Difficile à
fixer de façon précise (d’autant que personne n’est d’accord sur le
chiffre exact), mais on peut considérer qu’en dessous d’une dizaine de
mots par ligne en moyenne, on laisse peu de chances au texte et à son
lecteur. D’un autre côté, composer un texte en corps 7 ou 8, c’est
aussi le condamner par avance… Résumons-nous : colonne étroite,
auteur qui affectionne les mots longs, nécessité de trouver une police
qui ait à la fois un œil assez gros pour rester lisible en corps 9 ou
10 et qui chasse suffisamment peu pour rester à l’intérieur de limites
acceptables.
Je
voulais par ailleurs obtenir un gris suffisamment léger pour ne pas
désespérer le lecteur par avance, et pourtant assez dense pour donner
une impression de sérieux. Enfin, le dessin de la police et son rythme
propre devaient rester cohérents avec le propos et l’époque de
l’auteur.
À
dire vrai, j’ai essayé un peu de tout (voir
le PDF comparatif de ces essais).
Le
Caslon Founders d’ITC (éloquent mais trop compliqué, d’aspect trop
archaïque pour fonctionner vraiment dans ma mise en pages). Le beau
Requiem de Hoeffler (presque idéal, dans la rigidité même qu’ont tant
de caractères de cette fonderie). Une mécane de transition, le
Giovanni (pas mal du tout, mais un peu fatiguant s’il faut en lire une
centaine de pages). Le Centaur (très beau, souple d’emploi, amical et
chaleureux, mais n’y a-t-il pas une autre humane qui ferait
l’affaire ?) L’Apolline de Porchez (décidément trop moderne). Un
Bodoni (trop lourd, trop gras, trop dense, trop
« chantant », trop expressif). Filosofia, enfin (elle est
ratée, cette police ! C’est dommage…)
Par
élimination et tri successif, en demandant l’avis de mon entourage,
j’ai fini par éliminer presque toutes les concurrentes. Il ne restait
que Requiem et Centaur, et à la fin seulement Centaur, au demeurant
celle qui chassait le moins.
Typographie de base
J’ai
évidemment décidé de profiter des « vraies » petites
capitales du Centaur, de ses chiffres elzéviriens (à chasse variable,
ce qui est bien le moins !) et de son amusant Swash-Italique.
J’ai,
tout aussi évidemment, introduit les ligatures
« techniques » les plus classiques (ff, ffi, ffl, fi, fl).
Centaur ayant des talus d’approche très forts (ce qui lui donne sa
rythmique et une partie de son charme), je n’ai pas cru nécessaire
d’en introduire d’autres.
J’ai
bien pensé créer des ligatures ornementales, du type « st »
et « ct », et peut-être d’autres, mais j’y ai renoncé pour
ne pas compliquer la vie du lecteur et aussi pour éviter de donner un
aspect trop recherché, trop précieux, à ce petit ouvrage.
Lire
la deuxième partie : « À
propos du gris typographique
et autres aventures (des virgules, des espaces, des
accents)… »
Lire la troisième partie : « Alinéas “à la Bordas”, lettrines, colophon, couverture, ligatures »
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